Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

christopher coonen

  • L’Arctique : Guerre Froide ou Guerre Congelée ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Christopher Coonen cueilli sur Geopragma et consacré à l'Arctique, future zone de conflit géopolitique...

    Secrétaire général de Geopragma, Christopher Coonen a exercé des fonctions de directions dans des sociétés de niveau international appartenant au secteur du numérique. 

    Arctique.jpg

    L’Arctique : Guerre Froide ou Guerre Congelée ?

    Le conflit ukrainien a été le révélateur d’un nouvel échiquier géopolitique mondial, mettant fin à presque sept décennies d’un affrontement bipolaire entre les États-Unis et l’Union Soviétique, suivi d’une vision unipolaire américaine après l’éclatement de son empire rival russe. Nous avons bel et bien basculé dans un nouveau paradigme multipolaire assorti d’opportunités et de tensions inévitables entre l’Occident, les BRICS+ et le « Grand Sud ».

    Les ramifications de cette rivalité remettent en cause à juste titre l’hypocrisie occidentale sur son rôle soi-disant « juste et de principes » en termes de Droits de l’homme et de démocratie ; l’attitude cynique, belliqueuse et extraterritoriales des USA et le suivisme attentatoire européen sont passés par là. Elles englobent les questions de culture, d’économie, de sécurité et de défense, allant même jusqu’à œuvrer pour la dédollarisation des échanges commerciaux mondiaux et des réserves de devises détenues par les banques centrales.

    Ce nouvel échiquier cristallise aussi des aspirations de projection de puissance et de rapports de force, laissant poindre les zones géographiques terrestres ou du Cosmos qui deviennent ou deviendront des enjeux de tensions et de crises actuelles et futures. L’un de ces espaces est l’Arctique.

    Longtemps perçu comme un territoire hostile et inaccessible, l’Arctique redevient une préoccupation pour les grandes puissances en 1996 avec la création du Conseil de l’Arctique, un forum d’échanges et de coopération autour des sujets touchant le climat, l’environnement, la science et la sécurité, entre les 8 pays frontaliers de l’Arctique : la Russie, les États-Unis, le Canada, le Danemark (Groenland), la Suède, la Finlande, la Norvège et l’Islande. A noter que cinq des huit sont membres de l’OTAN, avec deux pays supplémentaires en lice suite aux candidatures exprimées en juin dernier par la Finlande et la Suède. Sous le droit international existant, les huit nations se sont mises d’accord alors pour définir les zones exclusives économiques (ZEE), comprenant les 12 milles d’eaux territoriales et limitées aux 200 milles d’eaux internationales au-delà.

    Cependant deux enjeux majeurs ont amplifié depuis quelques années ces sujets : le réchauffement climatique et les questions militaires.

    La fonte accélérée de la banquise ouvre deux nouvelles opportunités : les passages maritimes et l’accès facilité aux ressources gisant sous la calotte de glace. À ces événements géopolitiques s’ajoutent des observations scientifiques inédites. Les grandes puissances prennent alors véritablement conscience du bouleversement à venir. Selon les experts du Giec, avec la hausse des températures, la banquise pourrait totalement disparaître en été d’ici 2030, ouvrant de nouvelles voies maritimes, c’est à dire le passage du Nord-Est, ouvrant la voie la plus courte pour relier l’Europe à l’Asie ou vice-versa, le long des côtes russes, plutôt qu’empruntant le canal de Suez. Temps de croisière diminué de 24 à 12 jours. De plus, l’Institut polaire norvégien révèle que, pour la première fois depuis le début de ses constatations en 1972, le passage du Nord-Ouest (reliant l’Alaska à l’Europe) est « entièrement ouvert à la navigation ».

    Selon une étude en 2008 du très sérieux US Geological Survey, la zone arctique recèlerait plus de 10 % des réserves mondiales de pétrole et près de 30 % des réserves de gaz naturel. Et la fonte des glaces apparaît alors comme une aubaine économique pour les pays concernés car l’Arctique regorge d’autres trésors : nickel, plomb, zinc, uranium, platine, terres rares … Cependant une grande majorité de ces hydrocarbures et ressources est située dans la ZEE russe.

    Vladimir Poutine mise beaucoup sur cet eldorado polaire et veut quadrupler d’ici 2025 le volume de fret transitant par l’Arctique. Symbole de ces aspirations, la gigantesque usine de liquéfaction de gaz naturel dans la péninsule de Yamal, conçue en collaboration avec la Chine et le groupe français Total. Outre la possibilité de développer des routes commerciales plus courtes par les passages du nord, la Chine veut ainsi imprimer sa présence sur les « routes de la Soie polaire » car les projets de GNL représentent la pierre angulaire de la coopération sino-russe en Arctique. En général, l’Empire du Milieu ne cache pas son attrait pour ce vaste territoire situé pourtant à 1.400 km de ses côtes. « Ce regain d’intérêt s’est matérialisé dès 2004 par la construction d’une station scientifique sur l’archipel norvégien du Svalbard » ; la Chine s’est peu à peu imposée comme un partenaire scientifique mais aussi comme un partenaire économique majeur.

    En 2013, l’Islande devient ainsi le premier pays européen à signer un accord de libre-échange avec Pékin. La même année, la Chine fait son entrée au Conseil de l’Arctique avec un statut de pays observateur. En 2018, la Chine présente pour la première fois sa politique arctique et se définit désormais comme un « État proche-Arctique » – un statut inventé et fondé sur une nouvelle interprétation des cartes. En quelques années, Pékin est devenu le premier investisseur dans la zone et s’est impliqué dans des dizaines de projets miniers, gaziers et pétroliers.

    La Russie, qui détient la frontière la plus longue avec l’océan Arctique, pourrait être tentée de bloquer ces routes en cas de tensions et d’escalade avec les pays occidentaux. Si les démonstrations de force de la Russie en Arctique inquiètent les pays occidentaux, pour le moment aucun pays arctique n’a intérêt à développer un conflit armé dans la région car l’instabilité ferait sans doute fuir les investisseurs, à minima.

    Des tensions géopolitiques ou de la militarisation, il n’en a pas été question à Reykjavik en mai 2021 lors du dernier Forum ; il s’était officiellement réuni pour parler développement durable, coopération économique et pacifique et protection des populations autochtones menacées par le réchauffement climatique, trois fois plus rapide dans le Grand Nord que sur le reste de la planète. « Nous nous engageons à promouvoir une région arctique pacifique où la coopération l’emporte en matière de climat, d’environnement, de science et de sécurité », a déclaré alors le chef de la diplomatie américaine, Antony Blinken.

    Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, a martelé que l’Arctique était une zone d’influence légitime de Moscou et dénoncé « l’offensive » occidentale dans la région, tandis son homologue américain en visite au Danemark quelques jours auparavant, avait pointé du doigt « l’augmentation de certaines activités militaires dans l’Arctique ».

    Ce dernier conclave a débouché sur une déclaration commune sur la nécessité de préserver la paix et de lutter contre le réchauffement climatique. Une entente de façade alors que les rivalités ne cessent de grandir dans cette région devenue le pôle de toutes les convoitises.

    Depuis 2010, la Russie a en effet construit ou modernisé 14 bases militaires datant de l’époque soviétique et multiplié les exercices militaires. En mars 2017, Moscou a simulé une attaque d’avions contre un radar norvégien. Puis les forces russes ont réalisé l’exploit d’un parachutage à 10.000 mètres d’altitude dans le cercle polaire, démontrant leur capacité de projection dans des conditions extrêmes. Des images satellites récentes montrent ces vieilles bases militaires et hangars sous-marins de l’époque soviétique rénovés, des stations radars flambant neuves installées non loin de l’Alaska et des pistes d’atterrissage qui sont apparues dans l’archipel des îles de Nouvelle-Sibérie, confirmant l’ampleur de cet effort. Pour souligner le tout, Vladimir Poutine a signé au cœur de l’été 2022 une nouvelle doctrine pour sa marine, indiquant que la Russie défendrait « par tous les moyens » ses eaux arctiques ; le document les mentionne 66 fois.

    C’est en effet dans cette région que se trouve la flotte du Nord, la plus puissante des quatre flottes russes, et qui constitue la colonne vertébrale de la dissuasion nucléaire maritime russe.

    En face, l’OTAN montre aussi les muscles avec des exercices militaires de plus en plus fréquents. En 2018, l’exercice « Trident Juncture » en Norvège a rassemblé des troupes des 29 pays membres, rejointes par celles de la Suède et de la Finlande. D’une ampleur inégalée depuis la fin de la Guerre froide, cette manœuvre avait provoqué la fureur du Kremlin. En amont d’une visite en août 2022 du système de radars de Cambridge Bay, au Canada, le Secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a indiqué dans une tribune que l’organisation militaire « muscle la sécurité de l’Arctique », soulignant que « le chemin le plus court vers l’Amérique du Nord pour les missiles ou bombardiers russes serait le pôle Nord ». Les États-Unis voient d’un mauvais œil cette montée en puissance militaire à quelques centaines de kilomètres de leur territoire en Alaska. “Nous avons des intérêts de sécurité nationale évidents dans cette région que nous devons protéger et défendre”, a averti en 2021 John F. Kirby, alors porte-parole du Pentagone.

    Mais dans l’esprit américain, cette militarisation de l’Arctique n’est pas seulement à but défensif. Washington craint le spectre du missile sous-marin Poséidon que la Russie serait en train de mettre au point dans l’une de ses bases tout au nord du pays. Si ces nouvelles armes inquiètent tant, c’est qu’il s’agit de drones capables de déjouer les systèmes américains de détection sous-marine et qui sont équipés de têtes explosives de plusieurs mégatonnes. En explosant, elles pourraient créer des ‘tsunamis’ radioactifs au large des côtes américaines.

    La multiplication des bases militaires russes permettrait de préparer le contrôle de facto par la Russie du trafic maritime le long de cette route. Les États-Unis n’ont aucune envie de voir se répéter dans cette région la même situation qu’en mer de Chine méridionale, où Pékin essaie d’imposer sa souveraineté en construisant un réseau d’installations militaires. Mais les Chinois essayent aussi de projeter leur influence en Arctique, en témoignent les récents exercices navals avec la Russie dans cette zone.

    Si vis pacem para bellum. Alors que John F. Kirby semblait suggérer en 2021 que “personne n’a intérêt à ce que l’Arctique devienne une zone militarisée”, ce n’était pas tant un appel à la paix dans le monde des glaciers, qu’une mise en garde indiquant que les États-Unis sont prêts à défendre leurs intérêts économiques. Les États-Unis ont déployé le 28 février dernier l’un de leurs seize Boeing E6-Mercury en Islande, qui servent (avec une autonomie de 12.000 kilomètres) de postes de commandement aériens et de relais de communication pour le National Command Authority américain, pour des attaques intercontinentales nucléaires potentielles à partir des silos aux US ou depuis les SNLEs américains qui rôdent sous la banquise à l’année, jouant au chat et à la souris avec les vaisseaux russes ou français … Des E6 additionnels pourraient rejoindre prochainement d’autres cieux otaniens en Europe.

    Plus l’Arctique se libère, plus il est rentable et intéressant d’y mener des activités économiques et militaires. Il va donc devenir un point de convergence de rivalités croissantes des puissances de l’hémisphère nord: États-Unis, Russie et Chine. L’Arctique, c’est l’enjeu du siècle à venir.

    Christopher Coonen (Geopragma, 18 novembre 2024)

    Lien permanent Catégories : Géopolitique, Points de vue 0 commentaire Pin it!
  • Protectionnisme : le péché n’empêche pas la vertu...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Christopher Coonen cueilli sur Geopragma et consacré au besoin d'une politique protectionniste européenne et française.

    Secrétaire général de Geopragma, Christopher Coonen a exercé des fonctions de directions dans des sociétés de niveau international appartenant au secteur du numérique. 

    Achetez français.jpg

    Protectionnisme : le péché n’empêche pas la vertu

    Nous assistons depuis plus d’une dizaine d’années à la refonte de l’ordre économique et monétaire mondial. Le point de bascule a entamé son renversement avec la crise financière des Sub-primes en 2007 aux États-Unis, suivi d’un enchaînement de cracks boursiers et de faillites bancaires en 2008. C’était le retour de bâton d’une mondialisation débridée. 

    Les Etats-Unis et l’organisation des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), fondée en 2009, ont alors tous progressivement mis le cap sur des politiques protectionnistes dont le but était de protéger et renforcer leurs souverainetés respectives, tout d’abord dans leurs marchés domestiques, mais avec l’objectif de plus en plus explicite d’assoir dans la durée leur projection de puissance au niveau régional et mondial. Ces gouvernements ont donc défini une stratégie aussi étendue que possible pour inclure dans cet élan de re-nationalisation les domaines stratégiques et inextricablement interconnectés de l’industrie, du numérique et de la monnaie. Les leaders et gouvernements de ces cinq pays ont depuis tous accéléré ce mouvement, prônant une politique de préférence nationale, « repliant » leurs champions industriels sur une ligne politique de consolidation pour mieux conquérir ensuite d’autres marchés, et également dynamiser les échanges commerciaux entre eux. Les BRICS d’ailleurs, se sont renforcés en janvier dernier avec l’adhésion de cinq pays supplémentaires pour former les BRICS+ : l’Arabie saoudite, l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Éthiopie, et l'Iran.  Reculer pour mieux sauter en somme. 

    Sans prendre la mesure politique et stratégique de ce mouvement profond, ni en admettre le sens et la légitimité, l’Europe quant à elle s’est contentée de poursuivre sa politique d’élargissement sans garde-fous et de signature d’échanges commerciaux mondiaux tous azimuts, ces dernières années avec le Canada et le Mercosur, et plus récemment avec la Nouvelle-Zélande. Mettant notamment certains agriculteurs de l’Union européenne dans des situations encore plus difficiles et déficitaires. Elle a poursuivi ainsi ses objectifs louables en théorie mais bien naïfs d’une vision pour un continent appelé à l’emporter commercialement du simple fait de son génie industriel, de sa démographie, et de son poids économique cumulés. L’intégration politique s’est donc poursuivie mais sans mise en place de son indispensable ferment : une structure économique et fiscale pensée et concertée. Face notamment au combat de titans entre les Etats-Unis, l’empire installé depuis 1945, et l’empire montant du Milieu, la Chine, l’Europe et la France en particulier ont continué de leur ouvrir leurs marchés sans contrainte et avec une absence totale de stratégie économique et industrielle. 

    Le résultat ne s’est pas fait attendre : des pans entiers de nos industries stratégiques ont été bradées et constituent une perte irrattrapable pour le savoir-faire, l’innovation, l’avantage concurrentiel et la projection de puissance européenne. Citons les abandons désinvoltes des Français aux Américains : Alstom un temps à General Electric (GE), Technip à FMC, et Lafarge et Essilor respectivement à des groupes suisse et italien. Au gré de mensonges éhontés de l’Elysée et de Bercy, bien d’autres douloureuses prétendues fusions « entre égaux », se sont révélées être de gravissimes chimères pour notre souveraineté en lambeaux.

    Alors que l’Europe devrait se doter de géants industriels capables de gagner des contrats et des parts de marché contre ses concurrents américains et chinois, voilà que Bruxelles a refusé d’avaliser la fusion d’Alcatel avec l’allemand Siemens au prétexte parfaitement spécieux et suicidaire d’une possible « domination non-concurrentielle ». Mais justement, nous avons besoin de tels champions pour notre « marché unique ». Nous marchons sur la tête ! La France se doit de préserver et d’assurer le développement de l’industrie qui lui reste : « nationaliser » les appels d’offres dans l’Hexagone en privilégiant nos champions et aussi les TPE et PME françaises. Les Allemands le font sans états d’âme, en faisant « fi » de la bureaucratie européenne et de ses diktats normatifs qui visent son affaiblissement et sa vente progressive à la découpe ! 

    Dans le domaine numérique, après vingt-cinq années d’existence du e- et m- commerce, force est de constater que les titans mondiaux sont, là aussi, américains et chinois, avec leurs milliards d’utilisateurs et abonnés. Encore une fois il y a une absence de représentation totale de géants du net européens. Dans le contexte de l’affrontement qui s’intensifie entre les Etats-Unis et la Chine, nous parlerons bientôt non seulement des « GAFAM » américains, mais de plus en plus aussi des « BAXIT », chinois. A l’instar de Washington, le gouvernement chinois déploie son appareil juridique et ses politiques d’investissement derrière ses champions, enrayant le développement de concurrents américains tels que Google ou Facebook. En Russie, Facebook est absent, c’est son équivalent local V Kontakte qui domine ce marché. 

    Les dépenses des ménages (et entreprises) européens vont donc tout droit enrichir nos concurrents étrangers qui pour la plupart ne s’acquittent pas de leur juste part d’impôts. Pire, la sensibilité et la richesse de nos données personnelles qui profitent au développement d’algorithmes d’intelligence artificielle toujours plus performants tombent aussi dans des mains adverses. 

    L’Europe se retrouve donc complètement dépendante et démunie. Une esclave consentante, stockholmisée par son maître américain qui, par ailleurs, décide même désormais de ses projets commerciaux légitimes en lui dictant, via l’extraterritorialité juridique, les frontières de son licite et illicite… en fonction des intérêts nationaux américains. Une notion aux contours extensibles…

    Enfin, cette offensive de « re-nationalisation » active se joue également dans le domaine monétaire. D’abord, la « dédollarisation » de l’économie mondiale est en route : la Russie a largement vendu des dollars depuis 2018, qui ne représentent plus que 27% de ses réserves, derrière l’Euro (39%) – source Banque Centrale Européenne. Sa Banque centrale a aussi acheté l’équivalent de quelques dizaines de milliards de dollars du Yuan convertible chinois. La Chine et la Russie ont en parallèle massivement acheté de l’or ces dernières années afin de soutenir leurs devises, avec l’objectif pour les Chinois de détrôner à terme Washington et pour les deux pays d’échapper à la pression de l’extraterritorialité du droit américain. La solidité de leurs devises repose aussi sur leur faible taux d’endettement. La Russie est quasi à l’équilibre. La Chine, quant à elle, fait face à une situation plus complexe :  le taux d’endettement du gouvernement central et des collectivités locales est estimé à 37%, loin derrière celui du Japon (240 %), de la Grèce (181%), de l’Italie (132 %), du Portugal (121 %), des États-Unis (107%), ou encore de la France (113 %) – source ministère français de l’Economie et des Finances, CEIC Data. 

    Ensuite, afin d’assainir ses finances et parer à la crise de 2007, Pékin a lancé un plan de relance en novembre 2008 visant à injecter sur le marché 4 000 milliards de yuans (586 milliards de dollars) afin de stimuler la demande intérieure face au ralentissement de la croissance et à la stagnation de ses exportations. Elle investit massivement dans ses différents projets des Routes de la Soie en Asie Centrale, en Europe, en Afrique, et en Amérique Latine afin d’augmenter la croissance de son économie et de lui donner un avantage géopolitique de puissance « tranquille » mais incontestablement en projection. Elle crée son « contre-monde » et déjà ses contre standards. Les Chinois voient loin, très loin, au-delà des péripéties immanquables de leur stratégie à l’échelle d’un siècle entier. Cette vision leur confère un avantage certain par rapport à des politiques très court-termistes en Europe et d’une certaine manière aux Etats-Unis.

    Finalement la politique du « quantative easing » de la Banque Centrale Européenne affaiblit à terme l’euro, en sachant que l’injection massive de liquidités dans le système financier européen au travers du rachat de Bons du Trésor et autres obligations, équivaut à faire tourner la planche à billets sans croissance réelle de l’économie. Une vulnérabilité mortifère dans un contexte de très forts taux d’endettement de certains pays membres dont la France. 

    L’impact économique et social, mais aussi politique de ces inquiétants développements sera très concret et massif. Pour en prendre la mesure, l’analyse du PIB par le biais du pouvoir d’achat par parité ou PPP est intéressante car elle permet de comprendre l’état réel de la puissance économique via la richesse créée concrètement pour les citoyens des pays concernés. Si nous prenons les projections du FMI, de la banque Standard Chartered, d’Oxford Economics, et du Brookings Institute sur le classement des dix plus grandes puissances économiques au regard du PIB en termes de PPP en 2030, nous constatons plusieurs choses :

    1. Sur les dix pays, quatre seront asiatiques.

    2. La Chine et l’Inde seront respectivement au premier et deuxième rang, reléguant l’actuel numéro un, les Etats-Unis, au troisième.

    3. Les BRICS et l’Égypte y figureront tous, avec d’autres pays « émergents » d’aujourd’hui – l’Indonésie (4ème), la Turquie (5ème) et l’Egypte (7ème).

    4. L’Allemagne clôturera la liste.

    5. La France sera absente!

    6. L’Union européenne pourrait et devrait y figurer mais, au vu des politiques et interférences désastreuses de ces dix dernières années mentionnées supra et en l’absence d’une politique économique et industrielle cohérente, elle manquera également à l’appel. 

    7. Le G7 dans son actuel format sera devenu complètement caduque, réclamant sans doute l’arrêt de ce forum pour privilégier le format du G20 …

    Nous sommes donc devant deux visions apparemment en opposition mais qui peuvent en fait se rejoindre : un libre-échangisme mal-pensé et un protectionnisme pondéré et assumé. Il serait temps que l’Europe et la France fassent une correction de cap courageuse, décisive et retentissante. Pécher par prudence et engager une politique visionnaire et stratégique nationale et communautaire claire sur l’industrie, le numérique, la monnaie, et l’agriculture afin que nos champions puissent tout d’abord exister, et qu’ils puissent ensuite sortir gagnants de la nouvelle concurrence mondiale.

    Christopher Coonen (Geopragma, 18 mars 2024)

     

    Lien permanent Catégories : Points de vue 0 commentaire Pin it!
  • Le Grand Échiquier : le Nouvel ordre mondial Échec et Mat...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Christopher Coonen, cueilli sur Geopragma et consacré aux bouleversements provoqués par le conflit russo-ukrainien dans les rapports de force géopolitiques.

    Secrétaire général de Geopragma, Christopher Coonen a exercé des fonctions de directions dans des sociétés de niveau international appartenant au secteur du numérique. 

    Géopolitique_échec et mat.png

     

    Le Grand Échiquier : le Nouvel ordre mondial Échec et Mat

    Churchill et Staline disaient que la guerre résout les problèmes ; un autre échange en 1973 entre le Secrétaire général du Parti Communiste de l’URSS, Léonid Brezhnev, et le Secrétaire d’état américain Kissinger sur la guerre du Yom Kippour : « Il ne faut pas rentrer dans l’exagération » ; ils n’avaient collectivement sans doute pas tort.

    Nous assistons à de grands bouleversements et d’évolutions sur le Grand Échiquier de la géopolitique mondiale qui s’accélèrent de manière évidente depuis quelques années. Trouver la juste mesure entre les dimensions des guerres d’un point de vue de la Realpolitik : les faits, rien que les faits.

    Il n’existe plus de « Blocs » tels comme nous les avons connus entre 1945 – 1991, mais dorénavant des Alliances (souvent opportunistes et non-dogmatiques) mondiales ou régionales, et fait nouveau depuis le mouvement non-Aligné datant de 1956 – poussé à l’époque par Nasser, Tito, Soekarno et Nehru — nous assistons à l’émergence de nouvelles puissances régionales telles que l’Iran et la Turquie ; les non-alignés d’alors sont des miroirs des BRICS actuels, voire des BRICS+ à venir.

    Militairement, les États-Unis avaient dessiné un nouvel ordre mondial en 1945 qui n’est plus d’actualité – peut-être serait-il plus judicieux de l’appeler « caduque ». Non seulement sur les rapports de force milliaires – avec l’OTAN entre autres – mais aussi au niveau des nouvelles instances économiques alors : le FMI, la Banque Mondiale, l’OMC, … Elles mêmes le deviendront dans les années à venir.

    Ceci complexifie totalement la lecture géopolitique de notre nouveau monde dans son contexte actuel, mais par ailleurs le rend encore bien plus riche, et l’ouvre à d’innombrables possibilités, peu subodorées auparavant. Ces plaques tectoniques qui commencèrent à bouger il y a quelques décennies s’emballent. La « Bascule » vers ce Nouveau Monde multipolaire est objectivement en marche, s’accélère, et laisse poindre ses premières esquisses qui nous impacteront toutes. Sur le plan géopolitique et donc forcément économique.

    Le Soft Power occidental est en déclin. La dynamique hégélienne bouge, mais c’est aussi une opportunité pour nous Français et Européens, si nous savons prendre ce taureau par les cornes.

    Pour commencer, le conflit entre l’Ukraine et la Russie.

    Les trois facteurs déterminants d’un point de vue militaire depuis plus de 200 ans ont toujours été : la profondeur stratégique [géographique], la taille de la population, et le nombre de munitions produites / à disposition. Nous comprendrons que les Russes ont un avantage certain sur les Ukrainiens. Selon les généraux le plus au fait d’une contre-offensive ukrainienne, il ne faudrait rien qu’en armement, 4 à 5 millions d’obus de 155mm pour les 12 mois à venir pour l’armée ukrainienne, alors que l’Occident n’en n’a livré en 2023 que 300 mille sur le million promis …

    Et ce sont des fadaises de penser que Putin voulait conquérir toute l’Ukraine ; en surface 20% supérieure à celle de la France. En mai 1940, la Wehrmacht allemande envoya 2.5 millions d’hommes pour conquérir notre Gaule et laissa cinq cent mille hommes derrière pour l’occupation d’abord partielle jusqu’en 1944. Pensez-vous honnêtement que Vladimir Putin avait ces ressources humaines pour le faire ? Jamais de la vie. Où sont les cerveaux analytiques et peut être bien-pensants ? Je regarde toujours à l’horizon mais comme le disait la blague soviétique dans les années 1970s : « plus tu t’approches de celui-ci, plus il s’éloigne » … Pourquoi nos « grands analystes occidentaux et les blondes ukrainiennes » qui se pavoinnent sur les plateaux, s’épuisent-ils à tort sur des positions militaires et intellectuelles perdues d’avance ?

    Les indices objectifs pointent vers une victoire de la Russie sur l’Ukraine. La Russie maintient le contrôle des 20% de terres occupées depuis le printemps 2022, a construit une défense sur 6 rideaux, et l’Ukraine n’a aucune chance de reconquérir ses territoires perdus – rappelons-nous que ce sont les accords abandonnés de Minsk par l’Allemagne et la France, de l’aveu de leurs propres chefs d’état en décembre 2022, qui ont remobilisé les Russes pour contrecarrer les intentions otaniènnes hostiles dès 2014.

    N’en déplaise à nos « experts » – généraux, spécialistes des relations internationales / au sujet de la Russie, la plupart n’ayant pas sérieusement étudié la Russie et son Histoire – ils mangent leurs chapeaux aujourd’hui… Les gens intelligents réfléchissent-ils et regardent-ils de manière objective et dépassionnée l’Histoire, et de ses enseignements ? La Russie ne veut pas contrôler géographiquement l’Europe ; la Russie, comme tout Hégémon, voudra bâtir et influencer son espace européen et eurasiatique. Nos « opérations » sont-elles tellement différentes de celles de la France napoléonienne et de l’empire britannique naguère ?

    Vous avez appelé les numéros abrégés « 1812 » et «1941 » ? Servez-vous à votre guise. La Russie a gagné ce conflit.

    Et force est de constater que c’est « Échec et Mat » pour ce Nouveau Monde multipolaire.

    A croire que les sanctions ont marché alors que tout semble être est son contraire.

    Sur le conflit entre la Russie et l’Ukraine, rappelons-nous des « vérités » de l’Occident il y a presque deux ans : « l’Ukraine vaincra, la Russie est perdue, son économie sera à plat. »  La Russie qui était apparemment sur son lit de mort en mars 2022 grâce aux onze trains de sanctions (bientôt douze) votées par l’Union européenne à date ; alors que les prévisions convergent pour une croissance du PIB russe de plus 1.5% en 2024, versus plus 0.5% en Union Européenne en 2024 (source : OCDE novembre 2023) … Et en conclusion sur ce sujet, l’économie russe se porte très bien, et n’aura pas besoin de relais commerciaux ou monétaires. Au contraire, la Russie tisse de nouveaux réseaux avec les BRICS+, les nations de l’Asie Centrale, et en Afrique.

    Il est vrai que trois secteurs de l’économie russe sont principalement touchés :

    Les restrictions d’exportations imposées par l’Union européenne touchent différents domaines (biens de consommation finale comme les parfums, produits intermédiaires comme les huiles pour l’aviation, matériel de pointe, produits bruts) et sont inégalement réparties. Parmi les produits sanctionnés, plus de 20% d’entre eux ont un usage à la fois civil et militaire (hélicoptères). Ces restrictions ont pour objectif de limiter l’accès aux technologies européennes pouvant être exploitées militairement par la Russie. Les restrictions d’exportations ciblent essentiellement trois domaines qui représentent à eux seuls 82% du commerce faisant l’objet de sanctions :

    • Le matériel de transport (premier secteur d’exportation vers la Russie) ;
    • La chimie (26% des exportations françaises à destination de la Russie dont 554 entreprises sont sanctionnées) ; 
    • Les machines (21% des exportations françaises et 809 entreprises sanctionnées). 

    D’autres secteurs comme ceux du matériel optique, médical et du caoutchouc sont également concernés par ces mesures, dont plus de la moitié des exportations sont soumises à des restrictions.

    Les diverses séries de sanctions mises en place en réponse à l’attaque militaire de la Russie contre l’Ukraine ne sont pas sans conséquences pour le commerce français. La valeur des exportations françaises à destination de la Russie est passée de 6,4 milliards d’euros en 2021 à 3,1 milliards d’euros en 2022. Si une diminution des exportations est observée, certaines entreprises françaises maintiennent l’exportation de leurs produits vers la Russie., s’expliquant par trois facteurs : 

    • La mise en place de paquets de sanctions répartis sur le temps long expliquant que certaines entreprises continuent d’exporter ;
    • Les exceptions sur certains produits en raison de leur prix ou de la signature du contrat antérieure aux restrictions ;
    • Le non-respect des restrictions par certaines entreprises.

    Restreintes par les sanctions imposées à la Russie, les entreprises françaises se sont dirigées vers d’autres partenaires commerciaux afin de contourner les sanctions occidentales. Fin 2022, les exportations à destination des voisins de la Russie dans un effort de contournement ont fortement augmenté, interrogeant sur « l’efficacité des sanctions commerciales« . Alors que les exportations françaises ont baissé de 52% avec la Russie entre 2021 et 2022, des importations ont connu une hausse de :

    • 85% avec le Kazakhstan ;
    • 62% avec l’Arménie ;
    • 44% avec le Kirghizistan.

    L’essentiel des exportations vers la Russie proviennent de l’Allemagne : machines-outils et véhicules de toutes sortes. Dans le onzième paquet de sanctions mis en place par l’UE, le « contournement potentiel » des sanctions contre la Russie a ainsi poussé l’UE à les étendre aux pays tiers pour certains produits.  

    Le Président Poutine est passé à autre chose : entre autres, les enjeux mondiaux et eurasiatiques, beaucoup plus importants et impactants pour sa nation …

    L’Occident a fait un pari qu’il a perdu : « Never Say Never » … la Russie et le Nouveau Monde redessinent leur nouveau « Yalta », carte et échiquier à l’appui. Bien au-delà des rives du Dniepr…

    La diplomatie russe n’est pas restée inactive ces dernières semaines :  par exemple le voyage du président russe en Arabie Saoudite et aux Émirats le 6 décembre. Le président russe ne se déplaçant pas pour rien, il a pu sans doute échanger avec les responsables du Hamas, d’Hezbollah, et renforcer la position de la Russie au Moyen-Orient. Et semer les graines pour l’influence des BRICS+ à venir.

    Ceci suivi dans la même logique au travers de la réception du président Iranien Raïssi à Moscou le 7 décembre ; une réunion dans la foulée de l’OPEP+ qui a signé la fin du pacte du « Quincy » datant de 1944. Les prix du gaz pourraient doubler et celui du pétrole par quatre suivant les baisses de production envisagées par le consortium. Ces trois états étant candidats aussi « par hasard » à l’élargissement des BRICS aux BRICS+ à partir de janvier 2024…

    Après le Kosovo, la Serbie, l’Iraq, l’Afghanistan, la Syrie et le Yémen, l’Occident peut-il donner des leçons de Droit international ou de l’Homme à quiconque ?

    Puisque nous vivons dans des démocraties où nous pouvons au moins débattre et être autocritique, ayons au moins l’honnêteté intellectuelle de le reconnaître. Pour citer le General de Gaulle, « nous reconnaissons les pays mais nous ne reconnaissons pas les régimes ».

    Le sujet n’est pas de savoir qui a tort ou a raison ; le sujet de manière désintéressée et neutre, est de lire la situation actuelle dans son contexte objectif et basé sur les faits. La Realpolitik.

    Nous marchons sur la tête ; sur des bases factuelles et objectives, l’Europe et l’Occident sont plus largement à la peine.

     Les États-Unis et l’OTAN s’emballent sur les menaces militaires russes à venir sur les pays Baltes et la Moldavie. Pensez-vous une seconde que la Russie risquerait un ou plusieurs conflits nucléaires avec des pays otaniens ?

    La Russie est en train de supplanter le rôle joué en monopole par les USA entre 1945 et 2003 au Moyen-Orient : acteur et « deal broker » incontournable et historique dans la résolution des conflits entre les Israéliens et les peuple arabes – en 1979 entre Sadat et Begin, et à bout de doigts en 1993 avec les Accords d’Oslo …  Les rôles émergents chinois et russes dans les Accords d’Abraham et du rapprochement entre l’Iran et l’Arabie Saoudite en sont la preuve. Et la Chine et la Russie jouent leur rôle de « parrain » sur les développements balistiques et nucléaires nord-coréens.

    Nous assistons à une reconfiguration profonde et mondiale des relations internationales méconnues depuis 1945.

    La péninsule arabique et l’Iran essayent de s’en affranchir, mais ce n’est pas non plus copernicien, ils jouent leur rôle existant(iel), l’Iran peut prétendre à un rôle au Liban, en Iraq, en Syrie, et au large des rives du Golfe Persique et du Yémen, et ainsi de suite, mais l‘Arabie Saoudite émerge comme puissance régionale, allant au delà de son rôle historique qui reposait principalement jusqu’à maintenant sur ses richesses d’hydrocarbures.

    Joe Biden est en difficulté face à la montée en puissance de Donald Trump. Alors que Vladimir Poutine a annoncé son intention de concourir aux élections en Russie en mars 2024, Wolodymyr Zelenskyy a repoussé sa candidature prévue au printemps 2024 … démocratie aussi (?) même si les conditions ne sont pas objectivement réunies pour un scrutin sûr et serein.

    Les élections présidentielles à venir en 2024 aux États-Unis et en Russie – en passant, 67 des 193 membres des Nations-Unies organiseront des élections nationales ou locales en 2024 seront déterminantes ; c’est donc une année pivot pour la démocratie et l’expression des sentiments ou ressentiments nationaux.  Nous connaîtrons donc beaucoup de tremblements de terre dans les 12 mois à venir.

    Les nations jouent toutes sur le Grand Échiquier ; à la France et l’Europe de renverser les tendances qui ne leur sont pas favorables aujourd’hui. Un des atouts de la France serait de faire un virage géographique et une projection d’influence efficace vers l’espace Eurasiatique et Indo-pacifique ; rappelons-nous que la France détient plus de 90% de l’espace océanique grâce à ses territoires polynésiens et antillais– ne serait-ce que l’attractivité de la Nouvelle Calédonie grâce à ses importantes réserves d‘uranium, que la Chine lorgne patiemment.

    Enfin, après le vote au Conseil de sécurité le 9 décembre 2023, et le véto des USA au Conseil de sécurité des Nations-Unies contre a résolution sur le cessez-le-feu entre Israël et le Hamas / Palestiniens, nous Français nous retrouvons bien faibles. Sachant que l’Europe va se retrouver seule face à ce Nouvel ordre mondial, car il est fort à parier que le prochain président des USA sera isolationniste et tourné vers une rivalité avec la Chine ; ayant eu du mal à soutenir l’Ukraine, ce sera à l’Europe de remplir le fossé, mais elle ne pourra pas le faire dans les mêmes proportions.

    Les USA et l‘Union européenne sont tous simplement inaudibles ; pas étonnant car l’eau est passée sous ce pont.

    Le Grand Échiquier s’est déjà refaçonné.

    Christopher Coonen (Geopragma, 18 décembre 2023)

    Lien permanent Catégories : Géopolitique, Points de vue 0 commentaire Pin it!
  • La géopolitique des terres rares...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Christopher Coonen, cueilli sur Geopragma et consacré aux rivalités géopolitiques autour de la question des terres rares. Secrétaire général de Geopragma, Christopher Coonen a exercé des fonctions de directions dans des sociétés de niveau international appartenant au secteur du numérique. 

     

    Terres rares.jpg

    La Géopolitique des Terres rares 

    C’est un sujet de plus en plus géostratégique.

    Qu’est-ce que les terres rares ? Les terres rares sont un groupe de métaux aux propriétés voisines comprenant le scandium, l’yttrium, et les quinze lanthanides. Elles sont appelées ainsi car on les a découvertes à partir de la fin du 18ème siècle dans des minerais oxydes réfractaires au feu, peu courants à cette époque, et à l’exploitation commerciale rendue compliquée par le fait que ces minerais étaient éparpillés et les terres difficiles à séparer les unes des autres.

    Il faudra attendre le projet Manhattan, c’est-à-dire l’invention de la Bombe A américaine pendant la Seconde Guerre mondiale, pour que les terres rares soient purifiées à un niveau industriel, et les années 1970 pour que l’une d’elles, l’yttrium, trouve une application de masse dans la fabrication des tubes cathodiques utilisés dans les téléviseurs couleur. Du point de vue de l’économie mondiale, les terres rares font désormais partie des matières premières stratégiques.

    Leurs applications sont diverses et variées.
    Voici quelques exemples :

    Le Scandium est utilisé pour la confection d’alliages légers composés d’aluminium-scandium dans l’aéronautique militaire.
    L’Yttrium est retrouvé dans les supraconducteurs haute température et les filtres micro-onde.
    Le Cérium est lui est un agent chimique oxydant utilisé pour la poudre de polissage du verre, comme colorant jaune des verres et des céramiques, pour les revêtements de fours auto-nettoyants, le craquage des hydrocarbures, ou encore dans la fabrication des pots d’échappement.
    Le Néodyme permet la production d’aimants permanents pour les éoliennes, les voitures hybrides, et les centrales hydrauliques.
    Le Prométhium est intégré dans la fabrication des peintures lumineuses, des batteries nucléaires, et constitue une source d’énergie pour les sondes spatiales.
    Enfin, le Gadolinium permet la création de lasers, et est utilisé dans les réacteurs nucléaires et comme additif dans les aciers. Il possède de plus des propriétés de contraste pour l’imagerie à résonance magnétique.

    Du fait de leur dimension stratégique, les terres rares font l’objet d’une communication restreinte de la part des États, de sorte que les statistiques à leur sujet restent rarissimes.

    Premièrement, en termes de réserves mondiales, elles étaient estimées par l’Institut d’études géologiques des États-Unis à 120 millions de tonnes fin 2018, détenues à 37 % par la Chine, devant le Brésil (18 %), le Viêt Nam (18 %), la Russie (10 %), l’Inde (6 %), l’Australie (2,8 %), et les États-Unis (1,2 %). La Chine quant à elle dit détenir seulement 30% des réserves mondiales, bien qu’elle fournisse 90% des besoins de l’industrie. Pour y parer, de nombreux pays développent des techniques de recyclage des déchets électroniques. Mais aujourd’hui, moins d’ 1% des terres rares est recyclé. Afin d’ économiser les ressources primaires ou leur approvisionnement, le développement du recyclage des terres rares est donc une solution même s’il reste à ce jour très limité en raison de leur dilution dans de nombreux appareils à durée de vie très courte, d’un coût de recyclage supérieur à celui de l’extraction primaire, et du risque de ruptures technologiques qui rendraient ces ressources inexploitables d’un point de vue économique à long terme. 

    Du fait des conséquences environnementales de l’extraction et du raffinage des terres rares, de nombreuses exploitations ont été fermées en particulier dans les pays occidentaux, y compris aux Etats-Unis.

    Et il n’est pas surprenant que la Chine convoite des ressources supplémentaires en terres rares afin d’asseoir son hégémonie, via son projet des Routes de la Soie, notamment au Brésil, dont elle est devenue le premier partenaire commercial. Et ceci explique l’intérêt qu’elle porte sur deux des autres principaux détenteurs des terre rares que sont l’Inde et le Vietnam, là aussi au travers de la BRI.

    Deuxièmement, en termes de production, toujours selon l’Institut d’études géologiques des États-Unis sur les 170 000 tonnes produites en 2018, 71% soit 120 000 tonnes l’ont été par la Chine. Les autres producteurs dans le Top 3, à savoir l’Australie avec 20 000 tonnes et les États-Unis avec 15 000 tonnes sont loin derrière.

    Le faible taux de sites de traitement en dehors de la Chine, ainsi que la capacité de production que possède le pays, font de Pékin le principal acteur du marché des terres rares. L’importance de la Chine dans la chaîne d’approvisionnement de ces métaux a de quoi donner des sueurs froides aux États-Unis, dont les entreprises de hautes technologies, qu’elles soient civiles et militaires, dépendent énormément de ces terres rares.

    Ces craintes se sont cristallisées en 2019 lorsque le président chinois Xi Jinping a effectué une visite dans une usine de traitement de terres rares en pleine guerre commerciale avec Washington, laissant ainsi planer la menace d’un blocage par la Chine des exportations de terres rares raffinées. C’est une tactique que la Chine a déjà mise en pratique par le passé, notamment en 2010, quand Pékin avait brutalement interrompu ses exportations de terres rares vers le Japon en représailles à un différend territorial.

    C’est donc un enjeu et une arme géopolitiques majeurs dans la guerre d’influence que se livrent la Chine et les États-Unis.

    Ces deux hyperpuissances vont sans doute migrer leur rivalité sur les terres rares aux planètes Lune et Mars, car elles y sont abondantes en surface. Il n’y a donc pas de hasard si les USA et la Chine ont annoncé, depuis quelques années déjà, qu’ils avaient l’objectif d’envoyer ou de renvoyer des astronautes et des taïkonautes cinquante-deux ans après le premier alunissage humain. Somme toute, un effort lunaire très coûteux pour peu de retours d’expérience nouveaux pour l’avancée de la science spatiale en ce qui concerne la réaction et le comportement humain. Mais un retour sûr en ce qui concerne le minage. C’est donc assumé : « Un grand bond en avant pour l’extraction des terres rares, et un petit pas facile pour l’Humanité ».

    Depuis la fin des années 1990, la Chine est devenue le premier producteur mondial de terres rares au détriment des pays occidentaux qui ont perdu au fil des ans leur capacité de production et leur savoir-faire industriel et technologique. C’est donc devenu aussi un enjeu de souveraineté nationale.


    Face à cette autre tenaille sino-américaine, que peut faire l’Europe ?

    Deux importants projets miniers sont à l’étude, à Norra Karr en Suède et à Kvanefjeld au Groenland. On comprend mieux pourquoi le Président Trump avait proposé au Danemark de lui racheter le Groenland, outre l’intérêt des bases militaires, l’existence de cette mine avait aiguisé son appétit. Ce n’était pas une blague, mais une proposition géopolitique réfléchie, délibérée et sensée de la part du président américain. Rares sont ceux qui en parlent. C’est donc sans doute sur le terrain du recyclage et du développement de mines éco-responsables que l’Europe a une carte à jouer.

    En proposant une offre plus vertueuse sur le plan environnemental à des consommateurs plus exigeants et responsables, et des investissements importants dans de nouvelles technologies, les pays occidentaux devraient pouvoir concurrencer à moyen terme le modèle chinois.

    Christopher Coonen (Geopragma, 12 juillet 2021)

    Lien permanent Catégories : Géopolitique, Points de vue 0 commentaire Pin it!
  • Le "New Space" : un univers spatial en transformation accélérée...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Christopher Coonen, cueilli sur Geopragma et consacré à l'espace comme nouveau champ de déploiement de la puissance et de la conflictualité. Secrétaire général de Geopragma, Christopher Coonen a exercé des fonctions de directions dans des sociétés de niveau international appartenant au secteur du numérique. 

     

    Station spatiale.jpg

    Le New Space : un univers spatial en pleine transformation accélérée

    Il semble opportun, au moment où l’humanité célèbre le soixantième anniversaire du premier homme Yuri Gagarine à voyager dans l’espace, le lancement réussi de la fusée Space X pour transporter quatre astronautes à la Station spatiale internationale (ISS) et en ramener quatre autres hier via le module Space X, de se pencher sur ce phénomène qu’est le New Space.  Même si en apparence c’est un contraste avec le Old Space, dominé alors par les superpuissances géostratégiques et militaires concurrentes qu’étaient les Etats-Unis et l’URSS, il révèle en fait l’émergence fracassante du New Space ; et il convient sans doute de non pas parler d’un New Space mais des New Space. En réalité, il s’agit de plusieurs phénomènes qui se conjuguent et concourent à une dynamique globale.

    Qu’est-ce que le New Space ? C’est la transformation du Old Space en New Space autour de quatre axes majeurs : l’ouverture de l’espace à de nouveaux acteurs essentiellement privés, à de nouveaux pays, à de nouveaux champs d’application y compris militaires, et afin de poursuivre de nouveaux objectifs y compris financiers. Le Old Space, c’est l’industrie spatiale telle qu’on la concevait il y a quelques années encore : les acteurs étaient avant tout des monopoles d’Etat, les objectifs étaient pour l’essentiel des objectifs politiques et stratégiques avec un lien très étroit entre les enjeux militaires nationaux et les aspects scientifiques des missions spatiales. Ils étaient cantonnés à des tâches d’observation de la Terre, d’étude de l’univers, d’exploration, de démonstration de technologie et d’une activité humaine en orbite basse. Et la maîtrise des coûts et la profitabilité n’étaient pas du tout une priorité. 

    Les nouveaux acteurs sont des milliers d’entreprises, pour le moment américaines pour la plupart, qui visent à conquérir l’espace. Cela se traduit dans les faits par la privatisation de l’accès à l’espace et à l’arrivée dans l’économie spatiale d’acteurs de la Silicon Valley et des GAFAM. Ces nouveaux entrants dans un secteur d’activité qui était jusqu’alors réservé aux Etats et Institutions publiques font bénéficier au spatial traditionnel des innovations et des technologies issues d’autres domaines comme celles du numérique ou de la Big Data. Jeff Bezos (fondateur de Blue Origin et patron d’Amazon) voit son rôle comme bâtisseur d’infrastructures spatiales afin que « la prochaine génération puisse bénéficier d’un environnement entrepreneurial dynamique dans le domaine spatial. »

    Les partenariats public-privé se multiplient également : l’abandon de la navette spatiale américaine en 2011 a contraint la NASA à ouvrir le marché du ravitaillement de l’ISS au secteur privé avec Space X, car elle dépendait depuis lors de la fusée russe Soyouz pour transporter les astronautes américains jusqu’à la station orbitale. Space X n’est pas la première à avoir mis sur le marché un lanceur réutilisable (la navette spatiale américaine ayant cet honneur) ; toutefois, c’est effectivement la première société à avoir réussi à recycler un lanceur… et à réduire ainsi drastiquement les coûts (avec une réduction, semble-t-il, de près de 30% du coût habituel). 

    L’impact capital lié au New Space sont les réactions entraînées par l’irruption de ces start-ups et de ces nouveaux acteurs dans le domaine spatial. Cette irruption n’est pas sans lien avec la conception de la nouvelle fusée Ariane 6, plus économe, car se voyant légèrement bousculée, cet acteur traditionnel se voit contraint d’innover à son tour avec un lanceur réutilisable. Pour l’Europe, l’Agence Spatiale Européenne a démontré que l’on devait compter sur elle. ArianeSpace, fondée en 1980, est devenue non seulement le premier « opérateur de transport spatial privé » mais est restée leader du marché de façon incontestable jusque très récemment. Et elle a permis à un grand nombre de pays de lancer leur premier satellite de télécommunications.

    Pour les pays en développement et en accélération, cette nouvelle ère est aussi une opportunité inédite dans l’histoire de la conquête spatiale. Le Japon a procédé avec succès au lancement de sondes lunaires et pour explorer aussi des astéroïdes. La Chine avec les missions lunaires Chang’e et son rover Lapin de Jade qui a pu parcourir la surface de la Lune, en a fait l’un des rares pays à avoir réussi un tel exploit. En outre il y a quelques jours, la Chine a réussi le lancement d’un des trois modules qui constitueront sa future station spatiale orbitant la Terre. Et elle vise elle aussi des missions sur Mars. L’Inde est également extrêmement dynamique : déploiement d’un orbiteur autour de la Lune, mise en orbite autour de Mars d’une sonde, et une autre mission lunaire comprenant un orbiteur, un atterrisseur et un rover.

    Enfin, Israël procède régulièrement au lancement de satellites de basse orbite grâce à son lanceur Shavit.

    La multiplication des acteurs étatiques et l’émergence d’acteurs privés ont abouti à la constitution de l’embryon de ce nouvel âge spatial.

    À l’ère du New Space, ce n’est pas parce qu’une destination existe qu’elle est un objectif. Elle doit correspondre à des objectifs commerciaux, ce qui impose de réfléchir aux débouchés sur les marchés dès l’étude de chaque programme. Ce faisant, à la différence du Old Space, le New Space pense en premier lieu aux besoins du client et des utilisateurs de la donnée.

    L’économie du New Space fait de la donnée spatiale un produit à forte valeur ajoutée. Pour rentabiliser les investissements consentis, elle doit être immédiatement disponible et utilisée pour une très grande variété d’applications et de services commerciaux, y compris dans des domaines jusqu’ici réservés aux acteurs gouvernementaux, tels que la recherche scientifique ou l’exploration spatiale.

    L’un des catalyseurs essentiels pour le New Space repose sur la miniaturisation des satellites : les microsatellites et nanosatellites permettent à de nouveaux acteurs de « se payer » leur satellite, les coûts de lancement et de mise en orbite payés par les clients dépendant avant tout du poids de la charge utile à transporter. De plus petits satellites se traduisent par des satellites plus légers – ils ne se mesurent plus en tonnes et mètres mais en kilos et centimètres – et sont donc moins chers.

    Cela permet également de transporter plus de satellites à la fois : ce seul mois de mars 2021, plus de 360 satellites ont été mis en orbite. 

    En d’autres termes, des dizaines de milliers de satellites, dont le lancement par grappes a déjà commencé, vont peupler l’espace. Ils seront d’ailleurs au cœur du projet Starlink qui vise à construire un réseau très puissant et global et qui rendra l’Internet accessible à des utilisateurs qui aujourd’hui n’y ont pas accès dans les contrées les plus reculées de notre planète.

    Ce foisonnement d’innovation va entraîner la conception d’usines spatiales, le minage lunaire et d’astéroïdes,  le tourisme spatial et suborbital, des stations spatiales privées, les missions d’exploration spatiale de « l’espace lointain », mais aussi des entreprises spécialisées dans l’information financière sur le marché spatial. On peut sans doute parier que cette nouvelle industrie pèsera des centaines de milliards de dollars d’ici quelques décennies …

    De façon un peu plus nouvelle, l’Espace n’est plus seulement un vaste lieu où affirmer sa puissance symbolique ou militaire. C’est devenu un enjeu pour gagner de l’argent, ce qui implique une politique de réduction des coûts de l’accès à l’espace afin d’être compétitif. Cette réduction des coûts a pour conséquence un plus grand nombre d’acteurs pouvant se lancer dans l’exploitation commerciale de l’espace et de gagner ainsi des parts de marché, tout en suscitant une demande plus importante. Néanmoins, les Etats restent de très gros clients et ils soutiennent parfois avec énormément de fonds publics « leur » industrie spatiale – que serait Space X sans le financement de la NASA ? La prochaine étape sera l’essor de sociétés commerciales financées uniquement par des fonds privés. La structure du marché est donc appelée à évoluer encore, allant en grossissant si l’écosystème s’avère viable, et devenir autonome par rapport aux Etats au fur et à mesure de cette croissance.

    Enfin, un autre champ d’application prioritaire est militaire, comme en témoigne la création par le président Trump du US Space Force, rejoint par la France avec le Commandement de l’espace basé à Toulouse. Le US Space Force constitue une nouvelle branche et sera composée de 16 000 militaires et civils déjà employés de l’US Air Force. Le secrétaire à la Défense américain a résumé l’enjeu ainsi : « L’US Space Force protégera les intérêts nationaux des Etats-Unis en se concentrant uniquement sur l’espace. Conformément à notre stratégie de défense nationale, l’US Space Force veillera à ce que nous soyons compétitifs, dissuasifs et gagnants en position de force, en protégeant notre mode de vie et notre sécurité nationale.“ Il est certain que d’autres puissances s’engageront dans cette voie, la Chine et la Russie étant les candidats les plus évidents. Même si cette évolution est sans doute inévitable, elle est inquiétante car le Traité de 1967 sur les principes régissant les activités des Etats en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, interdit le placement dans l’espace d’armes et prône donc des activités pacifiques. Mais ce traité important à sa signature parait totalement insuffisant à notre époque avec la multiplication des acteurs, le changement des intérêts et l’évolution des technologies spatiales. En effet, les missiles envoyés depuis la terre pour détruire des objets spatiaux sont hors du champ d’application de ce traité. De plus, ce traité ne fait pas mention des armes par destination ;  en effet, n’importe quel satellite peut devenir une arme s’il est placé en orbite et envoyé sur un satellite ennemi. Il devient urgent donc de renégocier ce Traité d’une époque bien lointaine. 

    Avec le New Space, un foisonnement d’innovations sont donc à attendre dans les années à venir, mais aussi l’extension des rivalités géopolitiques terriennes à l’espace, notamment entre les Etats-Unis et la Chine. On ne peut que regretter que l’Europe, ayant abandonné ses programmes d’exploration humaine de l’espace, soit désormais reléguée au rang de partenaire junior. 

    Christopher Coonen (Geopragma, 3 mai 2021)

    Lien permanent Catégories : Géopolitique, Points de vue 0 commentaire Pin it!
  • Extraterritorialité du droit américain : que doit faire l’Europe ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Christopher Coonen, cueilli sur Geopragma et consacré à la question cruciale de l'extraterritorialité du droit américain. Secrétaire général de Geopragma, Christopher Coonen a exercé des fonctions de directions dans des sociétés de niveau international appartenant au secteur du numérique. 

     

    Extratérritorialité_Droit américain.jpg

     

    Extraterritorialité du droit américain : que doit faire l’Europe ?

    Alors que l’administration Biden s’installe au pouvoir aux Etats-Unis, un sujet stratégique revient au centre des relations transatlantiques : l’extraterritorialité du droit américain et de fait, son illégitimité. 

    Ironiquement, cette histoire commence en 1977, lorsque le Congrès vote la loi du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) pour combattre et sanctionner les pratiques frauduleuses de certaines sociétés américaines dans l’attribution de marchés ou contrats internationaux. Depuis, cette loi a évolué pour définir des standards internationaux en conférant aux USA la possibilité de définir des normes applicables à des personnes, physiques ou morales, non américaines, sur leur propre territoire. Cette pratique a été enrichie au fil du temps par les lois Helms-Burton et D’Amato-Kennedy ou encore l’International Traffic in Arms Regulations (ITAR).

    Celles-ci permettent aux autorités américaines, notamment le Department of Justice (DOJ) et la Securities and Exchange Commission (SEC), de sanctionner des entreprises ayant commis, véritablement ou non, des faits de corruption internationale pouvant se rattacher au pouvoir juridictionnel des Etats-Unis. Le lien peut être une cotation de l’entreprise sur les places boursières new-yorkaises du NYSE ou du NASDAQ, le transit d’emails ou de données via des serveurs situés aux USA, ou même un simple paiement en dollars direct ou même par effet de change subreptice au cours d’un transfert de fonds. 

    Chacun mesure bien aujourd’hui que l’extraterritorialité est un outil juridique mais surtout géopolitique, diplomatique et économique sans commune mesure, dont seuls les Américains sont détenteurs jusqu’à présent, en l’utilisant à des fins purement hégémoniques et d’interdiction d’accès à certains marchés, l’imposition de l’extraterritorialité du droit américain jouant ici le rôle d’un redoutable avantage concurrentiel. Car ils possèdent aussi une arme redoutable au travers du dollar : à l’échelle planétaire, la moitié des échanges commerciaux se font en USD, 85% du change de devises inclue le dollar, 75% des billets de 100 dollars en circulation le sont hors des Etats-Unis, et le dollar représente toujours 60% des réserves de devises des banques centrales ; à noter que l’euro se positionne fortement en deuxième place avec 20% de ces réserves (source : FMI).  

    Les Etats-Unis décident unilatéralement et en toute impunité d’interdire aux autres Etats ou personnes, quels qu’ils soient de commercer avec un Etat tiers, comme c’est le cas avec l’Iran aujourd’hui et comme ce fut le cas pour Cuba en 1996. Avec potentiellement de lourdes amendes et l’exclusion du marché américain à la clé. Ces lois ont permis aux Etats-Unis de sanctionner abusivement plusieurs entreprises européennes : Siemens, Technip, Alstom, Daimler, ou encore BNP Paribas et son amende record de 8,9 milliards de dollars en 2015. En 2018, Sanofi a été contrainte de régler une amende de plus de 20 millions de dollars au titre du FCPA. Dernière affaire en date, Airbus a été sommé de payer une amende de 3,6 milliards de dollars en 2020.

    Ces mesures prises par les Etats-Unis sont évidemment contestables au regard du droit international parce qu’elles étendent la juridiction de leurs lois à tout autre pays. C’est en fait de l’abus de position dominante, l’importance du marché américain permettant à Washington de faire du chantage politico-économique. Pour revenir à l’exemple iranien, les sanctions affectent directement la souveraineté de tous les Etats tiers. Y compris des entités supranationales comme l’Union européenne, contraintes de respecter des sanctions qu’elles n’ont pas décidées et qui sont le plus souvent contraires à leurs intérêts. Le retrait capitalistique et opérationnel de Total des champs gaziers de South-Pars au profit des Chinois en est le plus parfait exemple.

    A cet effet et en réaction à la réimposition des sanctions américaines sur l’Iran, l’Union européenne a lancé un mécanisme de paiement par compensation dit “INSTEX”. Ce montage financier isolerait tout lien avec le système monétaire américain, de manière à n’exposer aucune transaction aux sanctions américaines. En théorie, il pourrait à terme permettre aux entreprises européennes de poursuivre librement des échanges commerciaux avec l’Iran. Cependant, en pratique, il semble aujourd’hui sans grande portée, n’ayant été utilisé que très rarement et pour des opérations de troc. Afin de préserver leur rôle dans le commerce international, les entreprises européennes ont jusqu’à maintenant préféré se conformer aux sanctions américaines. Et elles redoutent aussi un désintérêt des investisseurs américains ou étrangers qui peuvent constituer une part importante de leur actionnariat.

    Par contraste, les lois européennes n’opèrent des blocages visant des sociétés américaines que dans le cadre d’opérations de fusions ou d’acquisitions qui ont une influence directe sur le marché européen et sur la concurrence européenne. Ce fut le cas en 2001 entre General Electric et Honeywell. Lorsque des décisions sont rendues, elles le sont au même titre qu’à l’encontre des entreprises européennes, sans traitement différencié. Et elles ne prévoient pas de sanctions. L’effet en est donc limité, proportionné et conforme au droit international.

    Sur ce sujet aussi, l’Europe doit arrêter de se laisser faire, cesser d’être la vassale des Etats-Unis et opérer un grand sursaut. Elle a plusieurs options pour le faire.

    Elle peut mettre en place un arsenal juridique équivalent – un OFAC européen – qui sanctionnerait les personnes morales ou physiques américaines, et protègerait les sociétés et personnes physiques européennes d’amendes ou de sanctions extraterritoriales d’outre-Atlantique. 

    Elle doit utiliser pleinement le RGPD qui protège les données de personnes morales ou physiques européennes en déjouant ainsi l’extraterritorialité des lois US, et contrecarrer les lois « Cloud Act I et II » adoptées par le Congrès qui permettent l’accès aux données des utilisateurs européens via des sociétés américaines, notamment dans le secteur numérique. Compte tenu des parts de marché écrasantes des GAFAM, et de l’importance croissante des données visées par les lois américaines, ceci est nécessaire et frappé au coin du bon sens.

    Enfin, l’Europe et les groupes européens doivent mettre la pression dans le cadre de leurs échanges commerciaux en exigeant le règlement des contrats en euros et non plus en dollars.

    Ce n’est donc plus une question de « pouvoir faire », mais de volonté et d’urgence, bref de « devoir faire ». L’Europe doit s’armer et démontrer sa souveraineté, en prenant notamment au pied de la lettre l’intention déclarée du 46ème président des Etats-Unis de renouer avec une politique étrangère multilatérale et équilibrée avec ses alliés transatlantiques. Si ce ne sont pas là que des déclarations d’intentions lénifiantes, alors nous pouvons légitimement invoquer la réciprocité comme première marque de respect.  

    Christopher Coonen (Geopragma, 22 février 2021)

    Lien permanent Catégories : Points de vue 0 commentaire Pin it!